Ci-dessous un article publié en 1914 qui évoque les problèmes de l’éducation en France au début du 20ème siècle et la nécessité d’une réforme. En 2019, qu’en est-il ? A chacun d’avoir son avis.
Mais l’intérêt de cet article se trouve ailleurs selon moi. Le journaliste est allé observer une classe 3-6 ans à Rome, ouverte deux ans auparavant. Il livre ici un témoignage très précieux sur le fonctionnement d’une classe assurément établit et supervisée par Maria Montessori elle-même. La tonalité laudative peut faire un peu sourire, mais cette pédagogie ne mérite-t-elle pas de l’admiration ?
Bonne lecture !
ARTICLE DU JOURNAL L’HOMME LIBRE – 26 JANVIER 1914
LA RÉFORME
DES
METHODES D’ÉDUCATION
Il n’est pas douteux qu’un mouvement d’opinion se manifeste en ce moment en faveur d’une modification radicale des principes de notre pédagogie. On l’a dit bien souvent, quand on compare la logique des méthodes qui président à la préparation d’un cheval de course, depuis sa naissance et pendant toute sa vie, à la carrière qui lui est réservée, et la routine dont s’inspirent depuis des siècles les méthodes par lesquelles nous préparons l’être humain à la place qu’il doit occuper dans la société, au mieux de ses propres intérêts et de ceux de celle-ci, nous n’avons pas lieu d’être fiers.
Il faut avoir le courage de le reconnaître, nos méthodes d’enseignement, non seulement celles de la haute culture, mais celles dont nous nous inspirons pour inculquer les premières notions de la vie environnante aux tout petits, et celles-là surtout, ont besoin de réformes radicales. La question n’intéresse pas uniquement l’individu, mais la collectivité.
Avec des citoyens mieux préparés à la vie, on fait des sociétés meilleures. Jean-Jacques Rousseau a exprimé cette idée en termes magnifiques. Sans aller jusqu’à dire, comme lui, que l’homme naît foncièrement bon, ce en quoi il néglige un peu trop l’influence de l’hérédité, il n’est pas discutable que l’homme mauvais, comme celui qui ne réussit pas, est le fruit d’une mauvaise préparation à la vie.
A l’heure actuelle, la base de l’instruction et de l’éducation à leurs débuts, reste, comme au bon vieux temps, l’enseignement de la lecture et de l’écriture. Dès que l’enfant sait lire, le maître n’a plus qu’une préoccupation, c’est de farcir sa mémoire et de lui enseigner de vive force la série des rois de Judas ou des dates de l’histoire de France, suivant le point de vue. Le principe de notre enseignement, c’est le principe d’autorité.
Ceci étant posé, il n’est pas un esprit libre qui ne demeure stupéfait en constatant que les méthodes de jadis n’ont presque pas varié, même entre les mains de nos instituteurs laïques. C’est toujours l’enseignement de la lecture et la culture de la mémoire qui prédominent, et par conséquent, dès l’enfance, l’étouffement de l’individualité naissante, et la négation du libre développement des jeunes cerveaux et de leurs dispositions naturelles, alors que celles-ci correspondent aux meilleurs moyens de lutte que l’enfant apporte avec lui dans la vie, et que son intérêt commande qu’elles soient dirigées dans le sens même qu’elles révèlent.
J’ai hâte d’expliquer par des exemples concrets ce que je veux dire, en supposant le problème résolu, ou plutôt en montrant comment il a été résolu dans les écoles qui s’inspirent, à l’étranger – car la France est là encore bien en retard sur ce point – des principes de pédagogie nouveaux fondés sur l’observation de la psychologie de l’enfant.
Entrez, à Rome, dans une des écoles installées depuis deux ans selon les principes de la méthode de la doctoresse Montessori, les Case dei bambini. Au premier aspect, vous aurez peine à croire que vous assistez à une classe. Les enfants sont assis chacun devant une petite table et s’amusent, semble-t-il, avec quelque jeu de patience. L’un range devant lui des écheveaux de soie de diverses couleurs, et les place en série selon les dégradations de la même nuance ; un autre dresse une colonne de cubes, de volumes régulièrement décroissants ; un autre s’efforce à loger des cylindres de tailles graduées dans une pièce de bois où chacun a un logement préparé, approprié à ses dimensions. Celui-là, armé d’une feuille de papier et d’un crayon, dessine selon sa fantaisie ; celui-ci, avec de la terre glaise, fabrique de menus objets. Vous verrez peut-être plusieurs de ces enfants abandonner brusquement l’occupation qui les absorbait, et, bien sagement, se diriger vers une armoire aux battants ouverts, y, ranger leur jouet et en prendre un autre qu’ils rapportent à leur place. D’autres quittent la classe et vont jouer dans la cour voisine, si tel est leur désir. Pas de dispute, pas de cris ; des conversations, sans doute, mais dans cette Abbaye de Thélème en miniature, chacun agit à sa fantaisie, travaille ou s’amuse s’il lui plaît, ou observe le travail de ses camarades, les mains derrière le dos, avec cet air réfléchi, si curieux à observer chez les chers petits.
Et la maîtresse ? Vous la découvrirez assise dans un coin, observant le travail de l’un des enfants, ne lui parlant, une fois l’explication initiale donnée, que si celui-ci réclame son concours, mais alors s’abstenant de l’aider et se contentant de déclarer, quand l’ouvrage est terminé, même s’il est imparfait, que tout est pour le mieux. Jamais une réprimande, jamais une rectification. C’est de lui-même, et par l’éveil de ses facultés d’observation, que l’enfant s’aperçoit qu’il n’a pas réussi, qu’il a mis un cylindre trop petit dans un étui trop gros, ou qu’il est inutile de continuer d’essayer d’adapter exactement une pièce cylindrique dans une découpure triangulaire. Il ne reçoit de sa maîtresse que des encouragements. S’il se trompe avec trop de persistance, la maîtresse, un peu plus tard, s’installe dans son voisinage et, sans paraître prêter attention à lui, exécute le jeu elle-même sans commettre de faute. L’enfant accourt-aussitôt et, dès qu’elle s’est levée, recommence le jeu à son tour, cette fois sans se tromper.
Puérilités que tout cela, direz-vous ?
Bien loin de là. Ces exercices ont été habilement combinés pour éveiller graduellement chez l’enfant la curiosité, puis l’attention et la réflexion, et l’amener à acquérir, par ses seuls moyens, la notion des dimensions, celles de la forme, du poids, de la couleur, des rapports de dimension et de volume. Constamment intéressé par ce qu’il fait, il marche de découverte en découverte, et, ce qu’il a trouvé, il le conserve dans sa mémoire avec une ténacité bien supérieure à celle de toutes les notions que le maître le plus habile aurait cherché à lui imposer.
Au total, ce mode d’éducation par éveil spontané des facultés intellectuelles, auxquelles on se contente de fournir, sans en avoir l’air, des occasions favorables, repose sur cette observation, parfaitement banale, mais dont – il faut croire que la profondeur a effrayé jusqu’ici nos pédagogues, que « le cerveau ne garde bien que ce qu’il a trouvé lui-même ».
Même méthode pour l’éducation de la discipline. Jamais de réprimande, ni de punition. Si un enfant, dans les débuts de son séjour à l’école, frappe un de ses camarades pour lui arracher un objet qu’il convoite ou se débarrasser d’une requête importune, on ne le blâme pas ; on lui démontre qu’il s’est trompé et que ce n’est pas là la bonne manière de s’y prendre pour obtenir ce qu’il désire. Toujours on fait appel à son intelligence, jamais au respect d’un principe d’autorité extérieur à lui-même.
Les résultats de cette méthode d’éducation sont surprenants. Elle suppose bien entendu, des maîtres spécialement préparés, doués d’une patience à toute épreuve, de facultés d’observation psychologique très aiguisées et surtout s’intéressant passionnément à leur œuvre.
Le caractère des enfants ainsi formés est tout à fait différent de celui que nous observons chez les enfants du même âge instruits dans nos écoles ordinaires : ils sont gais, enjoués, audacieux ; ils ne réalisent en rien le type de l’ « enfant sage », silencieux, éteint ou sournois, qu’on propose trop souvent pour modèle aux autres écoliers : ils sont très vivants, acceptent ou réalisent d’eux-mêmes une discipline dont il comprennent le sens et qui ne les gêne nullement parce qu’ils ne pensent même pas à faire le mal, c’est-à-dire quelque chose d’illogique et de désordonné. Bien des grandes personnes pourraient leur envier cette mentalité de véritables hommes libres.
C’est qu’en effet, on a su éveiller chez eux, avec la confiance en eux-mêmes, s’enhardissant à chaque réussite nouvelle d’exercices secrètement combines pour leur révéler la perfection croissante de leurs moyens d’appréciation et d’action, la notion de leur individualité. Rentrés dans leur famille, ils étonnent leurs parents, par la fermeté de leur caractère, qui n’exclut pas l’exubérance ni la gaîté de leur âge. Tout fait penser que plus tard, ils seront des citoyens « conscients », disposés à n’admettre que ce qu’ils comprennent, et qui sauront aussi bien repousser les suggestions des tenants des dogmes préétablis, religieux ou politiques, que celles des anarchistes et des apôtres de la paresse triomphante.
Voilà, direz-vous, bien des miracles pour le choix heureux de quelques joujoux ! Ne vous y trompez pas : le joujou n’est rien ; tout est dans la manière dont on laisse l’enfant s’en servir. D’ailleurs, je n’ai parlé que des occupations élémentaires des tout petits. L’application du même principe les conduit graduellement à de plus hautes initiations.
Des lettres de l’écriture cursive – et non des lettres d’imprimerie – sont découpées dans du papier émeri et collées sur des morceaux de carton coloré.
Tout un alphabet est mis à la disposition de l’enfant, sans autres explications. Du doigt, il apprécie le contour de la lettre ; le rugueux du papier accuse même son relief ; avec un crayon il s’essaye à en reproduire la forme. Il arrive toujours un moment où il demande « comment cela s’appelle ». On lui livre le nom, et jamais plus il ne l’oublie. Quand nous procédons en sens inverse, que nous annonçons un F et que nous en dessinons ensuite la figure au tableau, le même résultat ne s’obtient qu’en dix fois plus de temps. C’est que l’enfant retient « sa découverte » : tout est là.
Peu à peu, il assemble ces lettres ; il en dessine des groupements au tableau ; au fur et à mesure qu’il le demande, on lui révèle les sons que ces groupements figurent. En quelques jours, il sait à la fois lire et écrire…
Je m’arrête, ne pouvant exposer ici que le principe de la méthode et indiquer ses résultats. Dès à présent, forte de ses premiers résultats, elle élève peu à peu sa portée, et ses promoteurs l’appliquent aujourd’hui à l’enseignement de l’histoire, de la géographie et des sciences. C’est toute une révolution qui s’organise.
Révolution, en effet, car elle substitue au principe de l’autorité celui de la liberté, avec l’art d’en tirer les fruits les plus avantageux. C’est à ce point de vue que je crois ne pas exagérer en disant que cette méthode d’enseignement et d’éducation, à la fois – car l’une est ici inséparable de l’autre – est la meilleure école du citoyen, et que là où elle sera appliquée, elle formera d’autres hommes que ceux que l’école, quelle qu’elle soit, a formés jusqu’ici. A ce titre, elle mérite de retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent à l’avenir d’un peuple. Elle laissera toute liberté à l’élite pour se produire, mais elle élèvera dans des proportions énormes le degré de culture, et surtout le sens pratique, de la moyenne. Elle ne laissera derrière elle aucun retardataire, aucun disgracié.
Il faut bien dire que cette méthode naturelle, c’est-à-dire fondée sur l’observation attentive du mode de développement normal des facultés intellectuelles à leur naissance, développement qu’elle suit et favorise sans jamais vouloir le commander, a eu pour premiers initiateurs des médecins, qui s’étaient voués, avec une patience admirable, à l’étude des enfants arriérés et à leur relèvement. Ce fut d’abord Itard, élève de Pinel, le libérateur des aliénés, puis Séguin, qui, en France d’abord, puis aux États-Unis, créa de toutes pièces une méthode d’éducation des arriérés. A ces noms, il faut joindre ceux du regretté Bourneville et de notre ami le docteur Beauvisage, professeur à la Faculté de médecine de Lyon, actuellement sénateur du Rhône, qui a tant fait – pour l’amélioration du sort et de la culture de ces déshérités. C’est donc, on le voit, une méthode bien française, et — la qualité de ses partisans contemporains en fait foi — bien démocratique, car elle a séduit d’abord les hommes épris d’affranchissement et de retour à la loi naturelle. Un jour devait venir où quelqu’un se dirait que les résultats obtenus ainsi, à grand renfort de patience, chez les arriérés, seraient infiniment plus favorables et plus rapides, appliqués au cerveau normal et tout neuf du jeune enfant. C’est à la doctoresse Montessori, médecin assistant de la clinique de psychiatrie de l’Université de Rome, qu’en revient l’honneur. Avec un zèle d’apôtre laïque, elle s’est mise elle-même à l’œuvre, ouvrit des écoles, créa un matériel d’enseignement, forma des maîtresses, et très rapidement, ses succès étant éclatants, arriva à la notoriété.
Sa première école date de 1907. Son livre, qui résume sa doctrine, les Case dei bambini, est de 1909. Actuellement, des écoles Montessori existent en plusieurs villes d’Italie, en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis. A Rome même, l’école normale que Mme Montessori a créée il y a trois ans, et qui s’est ouverte avec quatre élèves, en compte aujourd’hui deux cent cinquante, provenant des nationalités les plus diverses. Son succès grandit rapidement.
En France, où le mouvement a été créé par une apôtre admirable, Mlle M. Dufresne, il n’existe encore qu’une école d’externes (rue du Général-Tripier, à Paris) et une école d’internes (à la Pouponnière du château Saint-Paul, à Chaville), cette dernière plus parfaite peut-être, et qui va autoriser une expérience plus complète de la méthode, car l’internat permet de soustraire l’enfant, au moins pendant quelque temps, aux influences perturbatrices du milieu familial, encore mal préparé à ces nouvelles conceptions. Plus tard, il faudra créer des écoles normales d’institutrices, ou du moins organiser dans ces écoles des stages d’institutrices, qui partiront de là pour adapter à un enseignement, qui sans doute est celui de l’avenir, les écoles maternelles d’abord, puis les écoles primaires. Enfin, les jeunes mères elles-mêmes en apprendront les principes, et ce jour-là, j’ose le dire, un grand progrès aura, été accompli pour l’amélioration de la race.
Ce mouvement, dans lequel, pour le moment, l’étranger nous dépasse — sans doute parce que les initiatives privées sont, hors de chez nous, l’objet de moins de méfiances — ce mouvement s’étend rapidement. Peut-être est-ce la première fois qu’il en est parlé, dans cet article, au grand public. Mais il m’a semblé que ce journal, avec son magnifique programme, était le premier à qui il convenait d’en confier la bonne nouvelle, puisque ce que cette révolution veut faire et ce qu’elle fera, ce sont des « hommes libres ».
BLONDEL
Article retrouvé dans les archives de la BNF et saisi par Alexandre Mourot, auteur du film Le maître est l’enfant.